ABOUT BLOOD

Même si le sang est un élément récurrent de mon travail, je ne parle que d’un seul type bien particulier de sang : celui des menstruations. Celui des femmes. Lorsque j’ai commencé à saigner, assez tard, cela a tout de suite été violent pour moi. J’ai mis très longtemps à accepter que ce soit mon lot commun en tant que femme, un héritage banal – et je crois que, d’une certaine manière, je ne l’accepte toujours pas. Je me suis battue pendant toute une période avec la notion même de féminité, fermée à elle, ne laissant que peu de place pour exister à cette femme que je devais être, principalement à cause des règles. Sans être spécialement un garçon manqué, j’ai joué de certains avatars masculins (mon prénom mixte, par exemple, s’orthographie comme celui d’un garçon, sa version féminine étant Maëlle). C’est uniquement depuis que je suis avec mon compagnon que je me suis véritablement acceptée, et ai accepté ce corps de femme, même si encore maintenant parfois je le trouve très lourd à porter. Lorsque vous êtes une femme, tout le monde suppose implicitement que votre destin est tout tracé, tout le monde parle en votre nom, tout le monde pense à votre place – un jour vous serez une mère, et en attendant c’est votre corps que l’on expose gratuitement et à outrance, tout en sous-entendant bien que c’est de votre faute d’une manière ou d’une autre. Etre une femme, c’est savoir que la plupart du temps, vous êtes un objet de convoitise sexuelle, et que votre corps ne vous appartient jamais vraiment. Pour en revenir aux menstrues, quelque chose en moi se révolte devant ce sang des règles, son abondance, sa récurrence, sa signification, mais surtout devant l’indifférence générale à ce sujet, quand ce n’est pas de la franche répulsion. Pourtant, j’y puise une source constante d’inspiration, et me complais dans une sorte de dégoût vaguement réconfortant. Tout cela est très paradoxal, et mes sentiments à ce sujet se contredisent d’un jour à l’autre. C’est là que la photographie joue un rôle thérapeutique, me permettant d’approcher le laid et le beau, le sale, le violent, et me guérissant de certaines peurs et douleurs. Je suis maintenant très fière que cet exorcisme personnelle ait commencé à prendre une dimension plus globale, permettant à d’autres femmes de mon entourage de s’exprimer à ce sujet. Chacune de mes séries sur les règles puise son inspiration dans ce mélange complexe d'émotions éprouvées au cours et en-dehors de cette période, sentiments à chaud contre ressentis plus froids, plus détachés. Histoire d'amour et de dégoût, de douceur et de violence, d'intime et de banal, de naturel et de troublant, de sale et de beau. La plus étrange blessure du corps, celle qui saigne sans gravité, dans un vague malaise, une vague humiliation. C'est un travail qui touche au corps des femmes. Des séries qui parlent d'elles au travers d'elles, par le biais de ce phénomène si propre à leur nature. Parce que saigner du sexe est à la fois triste, beau, sale, doux, sanctificateur, sacré, profane, curieux, rassurant, effrayant, violent, pur, impur. Une malédiction et une bénédiction dont nous sommes tour à tour fières et désemparées d'être les porteuses. Je mentirais si je disais que mes photos n’ont pas dérangé certaines personnes. J’ai en premier lieu récolté parfois des réactions très agressives de la part d’hommes. Je trouvais cela assez révélateur : il semble qu’une femme n’ait le droit de montrer que ce que certains d’entre eux trouvent acceptable - ses formes, ses courbes, sa sensualité et sa sexualité, qui semble intrinsèque à sa nature pour beaucoup ; mais qu’on ne leur parle pas de la réalité prosaïque du corps féminin ! Dans un deuxième temps, ce sont des femmes qui m’ont attaquée, parce qu’elles s’étaient je pense senties attaquées les premières : ce que je révélais au travers de mes photos était quelque chose de très spécifique à leur corps, qu’on leur a toujours appris à dissimuler comme un méfait honteux, qu’on leur a appris à considérer comme sale. J’imagine qu’elles ont pu ressentir ces images comme une violation très brutale de leur intimité et du secret de leur corps, comme si on les mettait soudain à nu sur une place pour un lynchage public. Je crois même qu’elles ont eu peur, comme si je dévoilais une monstruosité qui les empêcherait d’être un jour aimées. Une fois, une inconnue m’a dit trouver ces images blessantes, humiliantes –cela m’a rendue triste, car j’essaie d’œuvrer justement pour que ce qu’elles montrent ne le soit plus. Depuis quelques temps, j’obtiens des retours beaucoup plus positifs de tous les sexes : des hommes qui se montrent enthousiastes à l’idée qu’on leur parle de ce phénomène qu’ils ne connaissent pas, qu’ils ne demandent qu’à comprendre, et pour lequel beaucoup d’entre eux éprouvent une curiosité très bienveillante ; et des femmes soulagées comme d’un poids, qui sont même allées jusqu’à me remercier avec une chaleur qui me bouleverse encore lorsque j’y pense aujourd’hui. Je crois que mes modèles comprennent tout cela, et sont fières de pouvoir participer à cette démarche. Il y a toujours un vrai tabou autour des règles qui force les femmes à se sentir souillées quand elles saignent. Quant à moi, je voudrais leur montrer qu’elles sont belles. Les femmes qui saignent sont belles.

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